Le travail de Chohreh Feyzdjou, disparue en 1996, était, croyait-on, une oeuvre au noir. En 2002, le Centre national des arts plastiques a acquis pour le compte de l'État le fonds d'atelier de l'artiste. Le tout était déposé l'année suivante au CAPC à Bordeaux.
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Entretien avec Patricia Dorfmann pour art Présence à l'occasion de l'exposition Chohreh Feyzdjou / 5-11-1991/05-12-1992.
Patricia Dorfmann : Quand on visite pour la premiere fois ton atelier, l'impression est la même actuellement à la galerie, on est tout de suite pris dans une atmosphère singulière, provoquée à première vue par la diversite et la multitude d'objets qui nous entourent.
Comment t'est venue l'idee d'exposer tout cet ensemble ?
Chohreh Feyzdjou : L'idée est très simple. Pendant toutes ces années, je n'ai fait que créer et produire sans vouloir vraiment chercher à montrer mon travail. Je suis quelqu'un d'introverti et je n'avais pas vraiment de problèmes financiers à cette époque; ce qui m'a permis de me consacrer essentiellement à ma création. Au bout de quelques années, je me suis retrouvée au milieu d'une grande quantité de travaux. C'est d'ailleurs cette prolifération envahissante qui m'a conduite nécessairement à vouloir les classer et les rassembler. A l'occasion de cette première exposition, j'ai tenu à montrer mes quatre dernières années de travail mais comme j'ai repris et retravaillé sur une partie de mes travaux anciens, l'ensemble donne une quantité plus importante.
PD : Dans cette exposition, il semble que toutes les oeuvres procèdent dune même ligne directrice de pensée, et qu'un concept à été développé sous I 'appellation "Product of Chohreh Feyzdjou".
CF : C'est l'inverse. J'ai d'abord fait les objets en cire et ensuite, je les ai rangés dans des cageots ou des bocaux; c'était en même temps plus pratique pour les transporter, les protéger et les stocker. Et c'est aprés que l'idée m'est venue de mettre une étiquette et de les présenter comme "mes produits". Pour les rouleaux, j'ai eu envie de les rassembler dans un ordre chronologique. J'ai cousu mes anciennes toiles ensemble et je les ai présentées comme des rouleaux de moquette. J'ai egalement collé mes dessins anciens sur les deux faces de rouleaux de papier peint. Pendant tout ce temps là, j'avais déjà une idee de destruction et je voulais jouer à celle qui veut liquider ses ceuvres comme des produits courants, dans un marché. Aprés la série des rouleaux, ce que j'ai réalisé n'etait pas la répetition de cette idée (de produit), mais il est certain qu'on retrouve toujours des éléments différents qui surgissent et qui relient inconsciemment mes travaux.
PD : Tu viens de parler de destruction. En effet ton ceuvre est constituée d'elements que tu as entierement fabriqués et qui donnent l'impression d'avoir été récupérés et sauvés aprés une apocalypse ou un incendie ravageur. D' ou te vient cette idée de destruction?
CF : Quelques uns des éléments dont tu parles, ont été effectivement ramassés aprés un incendie et rangés dans les cageots. Pour le reste il m'est trés difficile de répondre. II y a beaucoup d' éléments qui entrent en jeu pour une création artistique. Mais en effet, j'aime recouvrir certaines de mes toiles de noir, ensuite j'enlève la toile de son chassis, je la colle avec d'autres toiles qui ont subi le même sort et ainsi de suite. Je pourrais sans cesse recouvrir de noir, enlever le noir et retravailler, c'est une permanente destruction et reconstruction.
PD : Cette demarche t'amène donc a donner naissance à de nouvelles ceuvres ?
CF : Oui, quand je détruis une toile, elle devient une partie d'un rouleau, les chassis attachés entre eux se rassemblent en lots indépendants, les clous récuperés des chassis sont conservés dans des bocaux et ainsi de suite. Les éléments qui ont servi pour peindre ces toiles prennent eux aussi, une place importante comme mes pinceaux, mes fusains, qui sont également présents dans mes cageots et bocaux. En d'autres termes, rien nest perdu. Tout est en relation avec tout.
PD : Finalement to as créé une nouvelle société qui t'appartient avec ses codes et ses reflexions propres ?
CF : Oui, je "gère" la societé "Product of Chohreh Feyzdjou" (rires).
Dans le catalogue de l'exposition, tous les produits de ma fabrication sont présentés avec leurs numéros de réference qui se retrouvent sur chaque article. Les matériaux, la dimension et le nombre de dessins ou de peintures de chaque rouleau y figurent aussi. La légende est constituée de deux dates : l'une pour la création et I'autre pour la fabrication (mise en rouleaux, mise en cageots etc ... ).C'est justement parce que les rouleaux restent fermés et ne sont accessibles que par ce moyen.
PD : Cette video ou défilent d' une façon monotone les images annoncées systématiquement par des numéros, traduit-elle un regard ironique (comme pour les étiquettes) sur notre société, ou bien est elle une remise en question de perte de l'aura.. dont parle W. Benjamin dans " l'oeuvre dart à l'ère de sa reproductibilité technique" ?
CF : Au début, je pensais que ça pourrait être compris comme un acte effectivement ironique et dérisoire mais la réaction du public est tout à fait différente. En fait la plupart des gens préferent regarder les films sans même se demander s'il existe une possibilite de dérouler les rouleaux. J'aime bien cette distance qui s'installe entre l'oeuvre et celui qui la regarde. On a l'impression d'assister a un événement qui a déjà eu lieu dans un passé lointain.
PD : Donc c'est un vrai piège d'avoir placé la salle de projection à l'entrée de la galerie ?
CF : En fait I'espace de la galerie a determiné un certain nombre de facteurs dans l'installation ou j'ai d'abord installé tous les rouleaux dans la partie intérieure de la galerie et I'entrée avec la video caractérise bien ce lieu qui relie cet espace intérieur au passant.
Le fond de la galerie avec ces colonnes et ce mur délavés donne l'impression de découvrir mes caisses d'expédition comme si elles avaient été enfouies depuis de longues années dans une cave abandonnée.Les livres de poèmes persans ont trouvé leur place en haut de I'escalier et forment une bibliothèque de I'absurde. L'ouverture béante de I'escalier renforce la lecture inaccessible de ces recueils enroulés, attachés et noircis. Le tiroir à dessins, posé sur la grande table est devenu tout a fait par hasard, le fichier de cette bibliothèque.
Le second escalier avec son allure mystérieuse comme dans un donjon, nous invite vers un endroit inconnu. C'est la ou la pauvre cuisine devient le laboratoire d'un alchimiste et mon lieu de travail. C'est le seul endroit ou les objets sont plus ou moins reconnaissables: le seau rempli de poils de mouton, la bassine de crin animal, les bouteilles de brou de noix, le broc, I'entonnoir etc...Sont exposés là tous les materiaux que j'utilise dans mon travail. La marmite qui contient la cire boue sur la plaque électrique qui dégage son odeur. Encore plus haut, le crin végétal noirci au pigment qui degage lui aussi son odeur de campagne et I'extincteur qui fait partie aussi de l'installation.
PD : En effet on se retrouve impliqué physiquement et malgré nous dans tes installations.
CF : Oui, et même dans une relation avec les autres. Par exemple pour traverser la salle blanche, on est obligatoirement effleuré par ces toiles contrecollées noires et qui sont suspendues au plafond. La circulation que nous dictent ces toiles, nous oblige à un jeu de cache-cache. Le déroulement occasionnel des rouleaux crée également un événement auquel participe le public, comme si on assistait au dévoilement de la lecture des rouleaux sacrés.
J'aime bien le jeu ambivalent qui se crée entre les rouleaux de papier peint (ou moquette) et les rouleaux sacrés. En effet les rouleaux sacrés sont aussi le moyen de transmission du savoir et de l'histoire, et ils caractérisent en même temps le déplacement. Dans mes rouleaux, les peintures se transforment en un objet : un volume fermé qui contient des quantités d'images.