DEFACED

6.12.2014 / 10.01.2015

 

Entretiens avec Timothée Chaillou

 

Timothée Chaillou : Henrik, il serait bien de commencer par vos premières intentions. Comment tout a commencé et qu’aviez-vous en tête pour ce projet qui a d’abord été montré à Oslo et dans le Wisconsin ?
Henrik Plenge Jakobsen : À l’origine de l’exposition Defaced, il y a le personnage d’UBUAH qui est en fait apparu durant l’été 2013, lors de la réalisation d’un projet intitulé Tournament d’objet à la Kunsthal Charlottenborg de Copenhague, à mi-chemin entre performance, exposition et festival. Cet événement, initialement axé sur les croisades médiévales, a nalement débouché sur une performance où je portais un costume emprunté à l’Afrique de l’Ouest, une digression au-delà de l’approche eurocentrique du Moyen-Âge, vers quelque chose de complètement différent. Ensuite, j’ai décidé d’approfondir cette idée d’UBUAH et, pourrions-nous dire, de la ré-européa- niser en y intégrant de semblables évocations des traditions folkloriques et rituelles européennes. Cela a d’abord donné lieu à l’exposition Divorced à la Poor Farm Experiment dans le Wisconsin, puis un peu plus tard à une autre version, la performance Hex Ubu, à la Kunsthall d’Oslo en Norvège et aujourd’hui à Defaced, à la galerie Patricia Dorfmann, dernière étape de cette exploration des pelages et plumages visant à créer quelques personnages hybrides hésitant entre sculpture, costume et action.

 

TC : Hex Ubu est une performance théâtrale carnavalesque réunissant sur une scène hexagonale six personnages vêtus de costumes «defaced» en une sculpture vivante évoquant un jeu rituel.
Que pourriez-vous nous dire à propos des allusions à Alfred Jarry et à Samuel Beckett ?
HPJ : En ce qui concerne Samuel Beckett, l’inspiration provient surtout de la pièce Quad I + II qu’il a faite en 1981 pour la télévision allemande, une pièce assez abstraite où les personnages sont affublés chacun d’une longue robe de couleur vive, un peu comme un niqab, et se déplacent sur une petite scène en créant des motifs géométriques. La temporalité, toujours si fascinante dans le travail de Beckett, s’étend ici sur une centaine de milliers d’années entre les premier et deuxième actes. D’ailleurs il s’agit presque d’un seul et même acte, car rien ne se passe au cours des cent mille ans. Alfred Jarry a toujours été une source d’inspiration importante, notamment sa manière de déstructurer le texte et le théâtre et de quasiment transmuer ses personnages, au-delà de l’humain, en créatures larvaires ou en simples abstractions. L’exposition Defaced joue sur certaines de ces mêmes idées et tentatives.

 

TC : À quelles traditions folkloriques africaines et européennes faites-vous référence dans Defaced ?

HPJ : Les références sont assez minimes, il s’agit plutôt de choix esthétiques, par intérêt pour la forme et l’antiforme. Dans ce spectacle, il y a six protagonistes, inspirés pour certains des régions montagnardes d’Europe centrale, comme le Tyrol pour le personnage à la plume, la Bulgarie pour celui à la peau de mouton, et UBUAH qui vient, je suppose, d’une quelconque région du Mali. Et puis deux autres uniquement constitués de cheveux, ainsi que Mylar. Je ne sais pas d’où ils viennent, mais j’ai dû les avoir déjà vus quelque part eux aussi, seulement je ne me rappelle pas où.

 

TC : Comment avez-vous commencé à travailler sur cette performance avec le musicien expérimental danois Gæoudjiparl ?
HPJ : Je travaille avec Gæoudjiparl depuis 1995, quand j’ai fait un spectacle à la National Gallery de Copenhague. J’avais pris contact avec lui car je voulais faire un «opéra» pour l’exposition Circus Pentium, et je pensais et pense toujours qu’il est l’un des musiciens, artiste et compositeur les plus inté- ressants que je connaisse. Comme nous partageons un certain intérêt pour les robots, les sons et les énergies, c’était aussi l’artiste idéal à qui s’adresser pour créer la bande sonore de la performance Hex Ubu dans laquelle il s’est présenté avec son synthé- tiseur fait maison. Même s’il n’est pas physiquement présent à l’exposition de Paris, il agit indirectement en tant que dynamique essentielle.

TC : Existe-t-il un lien avec l’ouvrage Wilder Mann ou la gure du sauvage de Charles Fréger, dans lequel il photographie ce qu’il appelle «l’Europe tribale» ?
HPJ : Oui et non. J’ai découvert son travail il y a un an et demi, donc pas vraiment, mais nous avons effectivement un intérêt commun pour le folklore surabondant de l’Europe centrale et ses bêtes semblables à l’homme ou ses hommes semblables aux bêtes, d’ailleurs parfois les mêmes costumes apparaissent aussi dans ses œuvres. J’ai essayé de commander son livre par le biais d’Amazon, mais il n’est jamais arrivé...

 

TC : On pense aussi à Itt Addams, ce petit être au corps entièrement recouvert de longs cheveux...
HPJ : (Rires) Je n’avais jamais pensé à la famille Addams, mais oui! Ou Gomez Addams en chemin vers d’obscurs bois brumeux ou vers l’espace.

 

TC : Qu’est ce que le Divorce ?
HPJ : Le «divorce» est la séparation. Dans le cadre de l’exposition, c’est la séparation entre la forme et l’antiforme, la rupture entre le ridicule et le sensé ou le sérieux, et aussi quelque part le clivage entre la nature et l’homme.

 

TC : Et la séparation nous mène a l’angoisse.
HPJ : Je pense que l’angoisse de la séparation est toujours un moteur du déroulement de notre vie, en rapport avec les changements de situation sur le plan personnel ou général, comme l’enfant qui ne veut jamais quitter sa mère, parce qu’il sait que ça ne sera jamais pareil sans elle.

 

TC : Qu’en est-t-il du titre de votre exposition, Defaced ?
HPJ : Ce mot vient en fait de l’ancien français « des- facié», il signifie en anglais «mutilé» ou «vandalisé» et est souvent associé à la destruction de sculptures et plus récemment de sites Web. Le choix de ce titre tient à ce qu’il renvoie à la fois à la mutilation et à l’objet ou figure leur propre environnement et doivent par la suite quitter les lieux ou se désintégrer.

 

TC : Il y a six sculptures grandeur nature, six panneaux solaires, deux têtes chevelues (l’une blonde et l’autre brune), des objets suspendus au plafond, quelques cloches à vaches et une vidéo d’UBUAH dans une grotte. S’agit-il de reliques ou de «choses mortes», pour reprendre l’expression de Mike Kelley ?
HPJ : Ce sont des choses mortes au sens où l’entend Kelley, à savoir les résultats de ce qui s’est passé, puisque chacune des tenues avec ses accessoires a un jour été utilisée lors d’une performance ou d’un spectacle et laisse maintenant place à quelque chose d’aussi immobile que des objets gés sur d’imperturbables mannequins. D’un côté, j’aurais tendance à considérer ces reliques comme des âmes défuntes ou perdues plutôt que comme de simples choses mortes. Il y a également un petit lm sur un écran, qui montre une courte action accomplie dans une grotte sur une île lointaine de la Baltique et pourrait donc être l’image fantomatique de la chose vivante sortant de son antre après une longue hypothermie. Les éléments qui ne sont pas intervenus dans une action sont les panneaux solaires et les deux têtes chevelues. Ce sont des œuvres rétinales plus classiques, les panneaux solaires notamment pouvant passer pour un essai actuel de monochrome de science- ction façon Ad Reinhardt ou pour un austère tableau structurel. La technologie évoquée par les panneaux solaires est une base essentielle pour les satellites en orbite; sans ces cellules en silicium mono-cristallin, pas d’électricité pour les appareils dans l’espace. Dès lors, on peut aussi y voir un satellite en pièces détachées ou les composants d’un futur engin. Les têtes appelées «Defaced Heads» sont faites de cheveux humains, probablement d’Indiennes dans le besoin, se prêtant à la fourniture d’extensions capillaires pour les femmes des pays riches ou à la production d’une pièce cynique telle que la mienne, pas très réconfortante ni réjouissante, mais qui re ète peut-être notre condition d’aujourd’hui, avec tout ce que cela comporte comme irresponsabilité et comme inclination illimitée pour les choses mortes.