MARYAN, les années New York
Exposition Galerie Patricia Dorfmann (3 mai- 8 juin 2019)
Maryan, les années New York
par Lucas Djaou, commissaire de l’exposition.
Maryan, de son vrai nom Pinchas Burstein (1927-1977), est de ces artistes dont la vie est un sublime déchirement. Rescapé des camps nazis, il refusera toujours que son art soit considéré par le prisme de son expérience concentrationnaire. Sa tragédie personnelle – tristement banale pour qui a grandi dans une famille juive polonaise dans les années 1940 – nourrira pourtant considérablement son oeuvre. De sa première exposition à Jérusalem en 1949 à sa disparition brutale en 1977 à New York, Maryan fit de l’art un moyen cathartique vital. Êtres difformes, étranges, grotesques, barbouillés de couleurs criardes peuplent un univers inquiétant voire repoussant que son psychanalyste new-yorkais lui conseille de coucher sur le papier durant les dernières années de sa vie. Les neufs carnets de croquis réalisés à l’encre de chine entre 1971 et 1972 sont aujourd’hui conservés au Centre Georges-Pompidou à Paris.
Avec son arrivée aux Etats-Unis en 1962 et sa naturalisation américaine en 1966, il découvre un mode de vie consumériste ainsi que la psychologie de masse qui le sous-tend. Cette découverte opère un changement de paradigme majeur dans son travail : l’art devient alors un creuset où se mêlent histoire personnelle et histoire du monde dans lequel évolue l’artiste. La palette chromatique bruyante va de pair avec un espoir et un humour caustiques qui ne sont pas sans évoquer par certains aspects le dadaïsme d’un Georges Grosz. Maryan abandonne dès lors la tentation parisienne de « l’abstraction » pour se tourner vers la figuration.
Une pleine appréhension de son oeuvre nécessite de se replacer dans le contexte artistique d’alors : depuis 1945, New York fait figure de scène artistique mondiale devant Paris, dont l’atmosphère ne stimule plus Maryan. Comme bien d’autres, il se détourne d’une Europe exsangue et se laisse happer par le magnétisme de la « ville qui ne dort jamais ». L’effervescence et le
bouillonnement de ces nouveaux paysages urbains le fascinent. Dans cette city en plein essor où les murs sont habillés de publicités, où les objets standardisés abondent, où la culture Disney est à son apogée, où, somme toute, Entertainment et heureuse insouciance consumériste sont les maîtres mots, Maryan ouvre son art à un nouveau langage. Tout semble possible, car cette société américaine florissante semble épargnée par le post-traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et se fixe des objectifs lunaires, réalisés dès 1969. Sky is the limit, pourrait-on retenir de cette époque faste. L’Exposition Universelle au Flushing Meadows-Corona Park avait d’ailleurs confirmé l’apothéose newyorkaise dès 1964. Pourtant, sous ce vernis clinquant fait de comédies musicales et de Pop Art, l’hypogée abrite de graves fractures sociales. Divisée et schizophrène, la société américaine est rongée par les conflits raciaux auxquels vient se superposer une interminable guerre du Vietnam. Cette hydre à deux têtes, Maryan en dessinera pendant une décennie les paradoxes et les soubresauts. Son quotidien américain est pour lui une inépuisable source d’inspiration ; il l’observe, le comprend et le traduit – voire le recrache avec violence parfois – dans son art.
À partir des années 1970, sa peinture tend vers une plus grande maîtrise du médium, caractérisée par une grande liberté et une gestuelle sûre digne des grands maîtres. Maryan s’épanouit dans sa vie ewyorkaise et prend le chemin de la couleur. La plupart des tableaux de cette période n’a pas de titre, de la même manière que certains de ses personnages ne sont pas identifiés. Souvent seuls, ils sont comme enfermés dans des cages, telles des bêtes de foire, et mis en scène pour être offerts à la vue de tous. On peut toutefois reconnaître des autoportraits masqués derrière de larges lunettes. Parmi le fourmillement des personnages, on trouve également des membres du Klu Klux Klan (le groupuscule connaît un regain d’activité dans l’Amérique des années 1960), des inconnus en costume-cravate (banquiers de Wall Street ou hommes d’affaires), ou encore des militaires, symbole de pouvoir et d’autorité. Si elles dressent une satire mordante de la société, ces créations semblent avant tout puiser dans le vécu de l’artiste.
Certains motifs renvoient en effet à des épisodes de sa vie personnelle, tels les anonymes arborant un bonnet d’âne, qui incarnent l’humiliation et l’enfance volée, les personnages déguisés en Napoléon, probablement inspirés d’une statuette de l’empereur offerte par un ami, les éloquentes scènes de corridas peintes lors de ses séjours en Espagne, et dans lesquelles le bourreau fait face à sa victime. Certaines oeuvres, enfin, représentent des individus bien identifiés, tel les portaits de Goldy, son amie, ou encore ceux du « Chien Balak », héros du roman de Samuel Joseph Agnon auquel Maryan s’identifie.
L’ensemble compose une étonnante galerie de portraits caricaturaux et grotesques, où les personnages se goinfrent de friandises, crient, sourient, tirent la langue, vomissent, exhibent leurs parties génitales, se déguisent, etc. Sous le pinceau de Maryan, l’art se modèle à l’image de l’homme en se présentant au regardeur de manière aussi triviale que grandiose. L’artiste fait ainsi sienne la tirade de Macbeth, selon qui « la vie n’est qu’une ombre errante, un pauvre acteur qui se pavane et s’agite une heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». C’est une grande fête, une mascarade, une incroyable ménagerie humaine qui nous renvoie comme un miroir à nos sublimes contradictions. C’est le portrait universel de l’Homme et d’une société toujours plus folle.
La peinture de Maryan est également un long récit, une longue conversation, au cours de laquelle l’artiste interpelle, émet ses opinions, ses questionnements et ébauche des réponses. Il nous saisit dans notre plus profonde intimité, nous dérange, nous provoque, nous fait comprendre, et nous rappelle dans la plus cruelle vérité que l’homme est un animal. Son oeuvre pleine de sens, de signes, de symboles et d’histoires, nous offre « la synthèse de l’ensemble des manifestations populaires de l’humanité », comme l’écrivait si justement son ami Bernard Sordet dans le catalogue de l’exposition « Hommage à Maryan », qui se tint à la Galerie de France en 1978. Les « manifestations populaires » dont il est question ont des sources diverses, et il faut en effet souligner l’influence latente qu’eurent sur son oeuvre la chatoyance des costumes folkloriques ou le graphisme anguleux de l’art qu’on appelle alors « tribal », que Maryan a probablement découvert lors d’une visite au Musée de l’Homme.
Le 15 juin 1977, Maryan disparaît subitement à l’âge de 50 ans d’une crise cardiaque dans son appartement du Chelsea Hotel à New York. Il laisse derrière lui un héritage artistique fort de sens. L’univers qu’il s’est créé, les personnages qu’il a inventés, les symboles et la société qu’il a caricaturés constituent des témoins singuliers de l’époque qu’il a traversée. Formidable coloriste et dessinateur hors pair, il contribua au développement d’une manière picturale aujourd’hui inscrite dans l’inconscient collectif par le biais de célèbres artistes comme Robert Combas, Keith Haring ou Philip Guston. D’aucuns aiment y voir un héritage de Fernand Léger, dont il avait suivi les cours à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Ses grands traits noirs, épais, qui contraignent une couleur explosive annoncent la forme des graffiti. En ce sens, Maryan est l’un des précurseurs d’une peinture libre et vraie reconnaissable à un graphisme efficace utilisant un cerné affirmé et un chromatisme vif pour interpeller le spectateur. Une peinture expressionniste que Maryan nommait officiellement « peinture-vérité ».