TROU DE VER

Céline Berger, Trou de ver

Entretiens avec Céline Berger
Propos recueillis par Patricia Dorfmann
Mars 2022



Chère Céline, voici notre exposition reprogrammée au printemps 2022. Nous l’avions prévue depuis longtemps mais la situation sanitaire nous a obligé à faire autrement. Tant attendue, je suis ravie qu’elle ait finalement lieu. Nous nous dirigeons vers une sorte de mini rétrospective où sera présenté un large spectre de tes créations,  peintures, dessins et céramiques.

    
Première question, le titre énigmatique « Trou de ver », peux-tu nous en dire plus ?
Pourquoi ce rapprochement avec le cosmos ? Quel est le lien avec ta peinture ?


Céline Berger : J’ai choisi d’appeler cette exposition «Trou de ver», car le titre suggère quelque chose d’infiniment petit et de trivial, voire d’ingrat, un élément du monde qui, pour peu qu’il compte, est à placer au rebut de la civilisation, dans les phénomènes naturels que nous ne jugeons pas dignes d’empathie ou d’admiration, mais plutôt au contraire de dégoût et d’agacement.
En même temps, cet assemblage de mots comporte un autre sens, et si je songe au trou d’un insecte gluant et rampant, qui finalement est en soi une merveille, je pense aussi au terme qui désigne un passage infiniment petit entre deux dimensions, deux univers, et aux évocations grandioses et mystérieuses qu’il contient.
On associe souvent ce terme à la physique quantique et à la théorie des cordes, auxquelles je n’entends rien, si ce n’est que l’on y suggère la possibilité d’une multiplicité d’univers.
Au fond, je trouve que trou de ver et trou de ver se rejoignent dans leurs deux acceptations. Et elles font toutes deux écho à ma pratique picturale où je n’ai de cesse d’essayer d’aborder chaque tableau comme un monde en soi, avec le plus de liberté et de sincérité possible, avec un souci et une profusion de détails.
Je cherche à montrer autant du monde réel et fantasme que possible sur une peinture, que de suggérer une part invisible qui circulerait, telle une matière noire à l’intérieur de mon œuvre.
J’aimerais que cette œuvre soit modeste, accessible, immédiate, tout en étant d’une grande intensité.
Il y a un côté lyrique dans mon approche de la peinture, que le titre que je donne à cette exposition souligne, j’espère, en rapprochant les petites et les très grandes dimensions.
Sinon, il y a une recherche de sens qui ne serait pas immédiatement révélé, ouvert aux spéculations, et pas dénué d’humour, je l’espère.

En effet, chaque tableau est un monde en soi. Il n’y a pas de lien apparent entre eux.
Comment procèdes-tu d’un tableau à un autre ? Pars-tu d’une idée ? D’un dessin ? Prends-tu du temps entre chaque œuvre ?


Céline Berger : Je n’ai pas de méthode. Chaque tableau est un morceau de temps, que j’envisage comme une sorte de randonnée. Je pars rarement de dessins, et je ne sais pas si je puis dire que je pars d’une idée. Je parlerais plutôt en ce qui me concerne d’association d’idées, de sensations, de quelque chose d’assez primitif, peut-être en décalage du langage. Comme je change, mon travail change avec moi, en ce moment je suis dans une période de transformation. Il me semble que je fais le vide en moi. Je ne sais pas ce que je peindrai dans six mois.

Tu as passé plusieurs années à Moscou. Est-ce que ce pays a influencé ta peinture ?

Céline Berger : Bien sûr, ma vie en Russie m’a transformée en tant qu’être humain, et a donc naturellement fait évoluer mon travail dans un sens qu’il n’aurait jamais pris si j’étais restée vivre à Paris ou en France tout ce temps-là.
Déjà, adolescente, le fait d’avoir séjourné un an à Montréal, au Québec, puis régulièrement à New York auprès d’une cousine artiste, alors que j’avais grandi en Ariège dans les années 70-80, m’avait fait voir les choses autrement, plus rien de ce qui était la norme auparavant ne me semblait plus aller de soi.
Cela en a été de même après ma vie à Moscou, et pour ce qui concerne l’art, je me suis totalement émancipée des enseignements que j’ai reçus dans les années 90 aux Beaux-arts de Paris, pour me tourner sans complexe vers des choses que j’aimais et qui m’intéressaient, auxquelles je trouvais une grande valeur spirituelle et esthétique même si elles ne faisaient pas partie des canons des centres d’art et des musées occidentaux, comme les animations de Youri Norstein ou la peinture de Pavel Filonov.
Ce qui m’a beaucoup impressionnée avec la scène artistique russe que j’ai fréquentée, ainsi que la scène musicale dont j’ai eu un petit aperçu, c’est l’humilité de ses acteurs, et leur liberté, leur solidarité aussi. Une manière unique de circuler entre des pratiques héritées de l’avant-garde, une ouverture extrême aux formes nouvelles, en même temps qu’un respect pour les pratiques modestes et populaires, un goût pour des expressions artistiques plus traditionnelles. Il m’a semblé par contraste avec la France que j’avais connue et notamment la scène parisienne, et tout ce qui gravitait autour des institutions culturelles, qu’il y avait moins d’ornières, et plus d’art, pour le coup.
Cela a fait évoluer mon travail vers des formes plus naïves, plus expérimentales, je me suis mise timidement à composer mes tableaux, chose que je n’osais pas faire avant.

Est-ce que tu pourrais choisir un tableau et nous en parler ?

Céline Berger : Un tableau qui représente beaucoup pour moi, dans ma production récente est celui qui s’appelle « La vie éternelle ».
Je l’ai peint dans un moment de grande tristesse, avec une conscience aigüe du temps qui passe, alors que je venais de rentrer en France depuis quelques mois. C’est un tableau qui résume et tourne la page de ma vie en Russie pour ce qui me concerne, mais qui aussi, comme tous mes tableaux, cherche un sens universel, auquel tout un chacun peut s’identifier. Pour les russophones, il y a des jeux de mots et des allusions à la vie quotidienne qui semblent les interpeller, du moins pour ceux qui ont déjà aperçu ce tableau. Sinon, l’idée du tableau est partie d’une forte impression un jour où on revenait de faire des courses en famille au supermarché. Un jour de fin d’hiver en banlieue moscovite, où la neige grisâtre se confond à un environnement vaguement apocalyptique dans sa laideur (pour moi du moins) et qui du coup donne un aspect grandiose à des choses triviales. Bizarrement j’ai eu l’idée ce jour là dans la voiture de mettre la Septième Symphonie de Chostakovitch, et une sorte de spasme est monté en moi au milieu des sacs plastiques de nos courses. J’ai commencé à pleurer sans raison et je ne pouvais plus m’arrêter. C’est ce qui m’a fait penser un peu plus tard que je devrais absolument peindre une scène de supermarché et lui donner une dimension cosmique.
Redonner de la dignité là où il semble que l’humanité a échoué.
C’était aussi un grand défi formel pour moi ce tableau, où j’ai mélangé des motifs décoratifs slaves, des éléments d’anticipation, du trivial et la représentation de l’amour. C’était risqué, et épuisant à peindre.
C’est un de mes tableaux préférés, de toute ma production.

Il est difficile de terminer cet entretien sans parler de la guerre que la Russie a déclaré à l’Ukraine.

Céline Berger : Je pense que cette question qui se pose à tout artiste lié au monde russe, que j’adore, a été solvée de manière particulièrement poignante par le chef d’orchestre Tugan Sokhiev, qui en démissionnant à la fois de son poste à l’orchestre du Capitole de Toulouse ainsi que de celui de l’orchestre du Bolchoï à Moscou a accompli un geste héroïque, pacifiste, d’une grande humanité et qui ne donne de gage à aucun belliciste, qu’il soit de l’est ou de l’ouest.
Je l’ai vu diriger la Dixième Symphonie de Chostakovitch en octobre dernier. Quel gâchis. La France perd un très grand chef. Il a raison quand il écrit que l’art est la meilleure clé pour la paix et l’entente entre les peuples.
Pour ma part, si je peins, c’est en grande partie parce que ce monde tel qu’il est régi ne me convient pas.
J’aspire à un monde meilleur car je me fais une haute idée de l’être humain.
L’être humain mérite mieux que la rapacité de quelques-uns et sa conséquence dramatique, la guerre. D’ailleurs mon dernier tableau s’appelle « Mir » qui est un mot russe qui désigne à la fois le monde, et la paix.