PAROLES DE VIVANT par Emmanuel Lincot

DESTIN - exposition personnelle à la Galerie Patricia Dorfmann / 14 avril-13 mai 2017


Le fusain se prête à l’art de l’esquisse. Il est plutôt rare en Chine de le voir utilisé aujourd’hui. Sans doute s’accorde-t-il davantage à une méditation sur le temps, sur la finitude de toute chose. Car tout change dans l’univers. Mutations aussi constantes que fragiles comme le sont nos pensées, et nos souvenirs. Un monde surréel, plus réel que le réel nous entoure. Il associe le grotesque, le bizarre, parfois le fou dans un silence assourdissant. Les frontières entre chacun de ces univers toujours sont poreuses et nul ne saurait dire si le rêve est le rêve d’autre chose. Cependant, Wu Xiaohai entend nous faire partager son imaginaire. Sur un mode qui entre en résonance avec les fables d’un Gulliver. L’artiste se situe bien dans cet « entre-deux » qui est aussi celui des poètes. Les saynètes qu’il nous montre font entrer en dissonance des temporalités les plus diverses. S’y entrechoquent l’âge d’or de l’enfance, l’histoire de mythologies révolutionnaires bien vivaces ou encore la figure d’un sage. Images de ruines, images de la catastrophe, images à partir desquelles se cristallise une mémoire collective. Ces images, ce sont celles de la mélancolie. Leur sens nous est familier depuis la Renaissance en Europe. En Chine, les images de la mélancolie sont nées plus tardivement, dans le contexte d’une société que la modernité a bouleversé.
Le choix du fusain d’une part, celui de la céramique de l’autre n’est pas le fait du hasard. Tous deux « subissent la transformation sous l’influence du feu », rappelle l’artiste. Ce rapport au matériau est aussi une invitation où se mêle à l’émerveillement le sentiment d’une plongée obscure dans les premiers âges de l’Homme ; sentiment voisin à celui qui me traverse à la vue d’une céramique ancienne que l’on a extraite à sa gangue de loess, dans l’une de ces régions antiques du lointain Fleuve jaune. C’est aussi cela l’oeuvre qu’il nous est donné à voir, un lien continuel d’une Histoire qui toujours vous happe, vous dévore. Terreur que l’Histoire. Et d’entre toutes, celle de la Chine. Si les noms de William Kentridge et Hans Bellmer ne sont pas étrangers à Wu Xiaohai, l’artiste insiste pour dire que « ni l’Afrique du sud ni l’Allemagne ne sont la Chine ». Simple évidence. L’idée est forte et bien dérangeante. Mais qu’on se le dise, l’homme, s’il existe, nous ne le rencontrons jamais qu’à notre insu. Malgré lui. Malgré nous. Contemplant l’oeuvre de son contemporain, l’écrivain Xi Chuan évoquait, il y a près de dix ans, Giorgio de Chirico. Pertinence du propos. À Wu Xiaohai semble associé, en effet, un art toujours obsédé pour un monde à venir. Pourtant, l’artiste se défend de toute forme d’utopie.
« Les réalités en Chine où je vis sont bien surréalistes », nous dit-il. Est-ce l’aveu d’un artiste se nourrissant au quotidien du temps long, comme s’en nourrissaient ses propres aïeux, un peuple de paysans ? Sans doute. Wu Xiaohai insiste sur le fait que « l’esprit rural de la Chine est encore très présent aujourd’hui ». L’attrait de l’artiste pour les légendes des temps anciens, son usage de la terre nous montre que son art n’est pas étranger à une certaine idée de la religion. Dont acte : il parvient à éveiller en nous un étrange sentiment de mystère et de communion.
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