YES! MY WELL-BEING

Que les univers parallèles aient ou non une existence autre que théorique, nous vivons d'ores et déjà à une époque où l'univers parallèle qu'est le monde virtuel se trouve en interaction avec notre monde, à tous les niveaux. Grâce aux habiles manipulations et aux subtils agencements de la photographie publicitaire, et surtout aux créations de l'impossible par des équipes d'effets spéciaux telles que Industrial Light and Magic, que nous avons pu voir dans des films comme Terminator 2, Jurassic Parc et Toy Story, un univers a vu le jour, existant aux côtés du nôtre, qu'il reflète, "perfectionne," déforme et transforme en un médium artistique susceptible de mutations infinies, du rêve utopique aux visions infernales:  de l'autre côté du miroir qu'est l'écran de l'ordinateur,  nous accédons au pays des merveilles de l'imaginaire concrétisé.
Nous avons fini par accepter ces transformations, par les tenir pour des faits acquis (il serait difficile de trouver dans une revue, voire dans n'importe quel quotidien, une photographie qui n'ait pas subi quelque manipulation numérique), ce qui témoigne non seulement de la sophistication de la technologie utilisée à cette fin, mais aussi de notre infinie crédulité, parce qu'en fait, nous voulons être dupes. Ces transmutations sont particulièrement puissantes et efficaces, et d'ailleurs sinistres, lorsqu'elles concernent des images du corps. Dans les revues de mode, c'est devenu une routine d'allonger, d'épiler et de débarrasser de toute trace de cellulite les jambes des modèles, de rendre leurs lèvres plus pulpeuses et aguichantes, d'agrandir leurs yeux et d'en rendre le blanc plus blanc - mais la place du maquilleur a été prise par le CAD scan, dont le crayon électronique efface les rides et autres imperfections de la peau et lui donne un teint de pêche. Nous vivons dans un monde post-chirurgical; de nos jours, les opérations radicales et invasives sont remplacées par des interventions sur l'homoncule virtuel de notre corps numérisé: le simulacre s'est substitué au soma, dans un ultime effacement du soi.
Simon Costin utilise les mêmes techniques de pointe, en inversant délibérément leur habituelle fonction d'idéalisation ou de fantasmagorie. Partant d'images de son propre corps, sa pratique semble se référer à la performance, mais elle se situe plutôt du côté de la simulation pop de Jeff Koons et de Matthew Barney, ou de la reconstruction du corps de l'artiste telle que la cultivent Cindy Sherman et Robert Gober. C'est précisément parce que son oeuvre traite l'image du corps comme une entité distincte de la réalité du corps, et joue sur nos réactions à la transformation de ce corps, que Costin réussit à explorer de nouveaux domaines, normalement inaccessibles à l'auteur de performances.
Dans Senseless, l'artiste, tranquillement assis à une table sur laquelle sont posés sa langue, son oreille et un doigt coupé, est sur le point d'exciser son oeil droit à l'aide d'un scalpel. La scène est sanglante à souhait, et l'apparent réalisme de l'image pourrait nous inciter à croire que cet acte horrible, enregistré avec la convaincante précision d'une photographie à haute définition, a réellement eu lieu - n'était l'attitude calme, presque sereine de l'artiste, dont le regard insouciant semble contempler les ramifications conceptuelles de la suppression des organes des sens plutôt que l'effroyable et fatal acte d'automutilation dont nous sommes apparemment les témoins.     
  Dans Burning, où l'artiste est progressivement dévoré par les flammes, nous avons droit à la même indifférence méditative à l'égard de la douleur et de l'horreur de cette destruction du corps par le feu. Bien que le spectacle, vu par hasard, de l'immolation par le feu d'un protestataire bosniaque sur Westminster Square en 1993 ait pu servir de déclencheur pour cette pièce, ce dont il retourne ici, ce n'est pas tellement l'horreur bien réelle de l'autodestruction, mais plutôt ce que nous pouvons proposer de conscience au-delà du corps.
Lorsque Costin s'acharne à couvrir son corps nu d'un complexe réseau de cicatrices, d'abcès, d'estafilades et de lésions suppurantes (Scar), le caractère atroce de l'image est de nouveau démenti par la pose théâtrale (inspirée des dessins anatomiques de Vésale), et nos réactions prévisibles à cet étalage aussi impudique que sanguinolent sont déjouées par l'esthétisation de l'immonde. Notre répugnance devient stupéfaction, un figurant trop maquillé d'un film d'épouvante de Cronenberg se métamorphose en un hommage presqu'émouvant à la tradition de l'écorché. En alliant la forme la plus vulgaire d'effets spéciaux pour magasins de farces et attrapes à la technologie de pointe du dernier-né des logiciels de manipulation d'images, Costin a réalisé une oeuvre qui se situe entre les excès grand-guignolesques de films tels que Evil Dead ou Hellraiser, et l'iconographie exaltée des saints martyrisés jusqu'à l'extase du monde médiéval.
Le mode choisi pour présenter ces images hors du commun est la boîte lumineuse. Primitivement utilisée à des fins publicitaires, en particulier lors de foires commerciales, cette méthode quasi-officielle de présentation d'images donne un aspect, sinon politiquement du moins "commercialement correct" à cet ensemble d'images que la plus hardie des sociétés de publicité se refuserait à sanctionner. Ce n'est pas sans rappeler l'oeuvre de l'artiste canadien Jeff Wall, qui utilise des méthodes de manipulation et de présentation similaires en vue de rendre crédible une réalité parfois grotesque, et qui partage la passion  de Costin pour les trucages cinématographiques. Mais la similitude s'arrête là. Alors que les diapositives de Wall se réfèrent directement à la grande époque de la peinture d'histoire (Géricault, Delacroix, David), et bien que les deux artistes s'intéressent à la déconstruction du sujet typique du conceptualisme tardif, les singulières présentations iconiques de Costin témoignent plutôt d'une affinité avec le pop art, en particulier dans Shooting, pièce qui respecte exactement les proportions et la composition de Whaam! de Lichtenstein, l'avion qui fait feu étant ici remplacé par un Magnum, et l'avion qui explose en plein vol, par l'artiste lui-même, perforé d'une plaie béante.
Lorsqu'il a douze ans, Costin fonde une compagnie de production de films d'épouvante, la Four Minute Wonder Films, et réalise une série de courts métrages dans ce genre, en utilisant un minimum de moyens techniques pour reproduire le suspense angoissant de ses films et feuilletons télé favoris. Au fil des années, cette obsession juvénile a évolué jusqu'à devenir une pratique artistique à la fois dérangeante et cathartique. Que nous suivions un couloir doucement incurvé incrusté de lames de rasoir flambant neuves, au son d'une musique pop-maso de groupes féminins des années soixante, ou que l'on nous présente un "collier-suicide" encore jamais porté - celui ou celle qui le mettra sera garrotté dans les trois minutes -, l'essentiel c'est que l'oeuvre exhume nos peurs les plus profondément enracinées: la mort, la mutilation, la violence, la douleur, la métamorphose. Mais en montrant nos démons à la lumière impitoyable d'un hyper-réalisme magnifié par le traitement informatique, Costin les fait se volatiliser, tel Nosferatu à la lumière d'une aube irrépressible.

Texte de Richard Dyer, 1996
Traduction Frank Straschitz