/BLIND NOISE/ par BENJAMIN BIANCIOTTO

Exposition personnelle / 15 octobre - 19 novembre 2016

C’est l’histoire d’une résistance : à la paresse, à l’époque, à la peinture, au temps qui passe, à la mort. Ni anachronique, ni combat idéologique, le simple refus d’abandonner les ruines. Lorsque Mathieu Boisadan entre en peinture, il le fait avec l’élégance et la force de ceux qui sont animés par l’espérance - malgré le monde et le crépuscule de ses idoles.
L’horizon droit.
Mathieu Boisadan ne fait rien comme les autres. Pour sa première exposition monographique à la galerie Patricia Dorfmann, il introduit une peinture complexe, difficile à pénétrer, dense et mystérieuse. Face à la consommation frénétique des informations et la digestion impropre des horreurs quotidiennes, il a la patience de nous rappeler que les attentats du 13 novembre 2015 côtoient les exactions de l’ex-Yougoslavie, que les militaires traversent des jardins d’enfants, que les massacres d’hier seront peut-être pires demain. Il le fait
posément, sans dénonciation ni engagement de façade. Son travail est la promesse profonde de nous donner à voir, et comme un miroir, à réfléchir.
Vous ne trouverez pas de morale, ni de positionnement prêt à penser ; pas plus que de lourdeur ou de noirceur. Tout se fait avec la limpidité indispensable qui rapproche les prisonniers mexicains (Romantische Landschaften 05) de vidéoclips de Die Antwoord (Le dernier souffle), Mickey Mouse (Welcome to Slumberland) de Nietzsche (Eternel Retour), Manet (Un moine en prière) de Tito (Success Stories). Il sait que la culture populaire possède
et transmet parfois plus de gravité que toutes les guerres que nous comprenons peu, ou plus. Il caresse l’idée d’un air du temps hors du temps.
Bruit aveugle et vue sourde.
Ne cherchez pas de paysages dans ses « paysages romantiques » (Romantische Landschaften), pas sous leur forme traditionnelle du moins. Il sait bien que, à l’instar des funérailles de Courbet, la taille de l’histoire peut s’appliquer aux batailles du quotidien, que dans la nature résident les forces d’opposition à la violence de l’homme.
En plaçant ainsi le titre de son exposition, /Blind Noise/, entre deux barres obliques, il perpétue le symbole warburgien du serpent et de la foudre en le radicalisant, ligne droite franche et directe comme une coupure. Les époques se mélangent et se contaminent, comme les idées et les conflits. Héritier spirituel autant de Ribera et Vélasquez que de Delacroix ou Géricault, il raconte sa modernité au carrefour de ses influences, dans une attitude d’agrégation des sources extrêmement contemporaine. À la disproportion des corps symboliques des primitifs italiens répondent les cieux embrasés de mélancolie des romantiques russes ; autour de la récupération d’une statuaire hiératique grecque fusionnant l’humain au divin se cristallise la monumentalité brute et emplie de mystère des sculptures commémoratives dont la signification perdue rappelle les interrogations projectives de
Stanley Kubrick. Les oeuvres de Mathieu Boisadan sont ainsi : elles brisent les séparations, frontières et limites, entre la déconstruction et la figuration, la sculpture et l’architecture, la peinture et le monde, le mouvement et l’immobilité, la mutilation et la restauration. Il n’est pas étonnant dès lors de voir apparaître des fragments, de la symbolique des mains (Oko Moje Glave, Romantische Landschaften 01) aux visages masqués et dissimulés (Le
dernier souffle, Force de résistance). Le spectateur se retrouve placé au centre d’un chaos éclairé d’où une lumière resplendit, intense et souterraine.
Ritual de lo habitual.
À le voir peindre comme d’autres philosophent, à coups de marteaux, il est tout aussi nécessaire que facile de croire en l’avenir. S’élèvent, dans l’ombre de ses géants, la certitude que l’art magnifie la désolation. Devant des crânes réels (Oko Moje Glave, Tribute to Ribera) ou flirtant avec un polyèdre célèbre, récurrents et dissimulés (Success Stories, Le dernier souffle, Un moine en prière, Ecce Homo), s’alignent les astres et les référents, les
rappels de la raison et la solitude du penseur. Habité par la conviction que l’art seul est capable de faire hurler avec lui les sourds et les prisonniers que le monde insulte, Mathieu Boisadan interroge sa peinture, la maltraite et la défie, parfaitement conscient que le sacré s’affirme seul par sa profanation. De ses toiles s’échappe une mystique du réel, le sentiment d’un bruit inaudible qui sourd, pénètre les corps et hante les têtes, une injonction à laquelle rien ne résiste.